La sécularisation est un phénomène qui touche aujourd’hui de plein fouet toutes nos Églises. En effet, il n’est pas rare en Occident de voir des églises vides le dimanche, et même de constater que certaines confessions chrétiennes sont même amenées à vendre certains lieux de culte désaffectés. Néanmoins, prétendre que la sécularisation ne concerne pas les pays dits « orthodoxes » est un mythe. Même lorsqu’on nous montre dans ces pays des églises bondées pour certains jours de fête, il ne faut pas oublier que cette pratique religieuse ne représente que de 5 à 10% de la population locale. Malheureusement, pour beaucoup de ces citoyens, l’Orthodoxie ne se limite qu’à allumer un cierge dans une église quelques fois par an.

Pour ces raisons, il nous semble nécessaire de réfléchir sur la question de comment célébrer et vivre la liturgie dans un monde sécularisé. Il serait sûrement intéressant de se pencher sur la question du sens de la liturgie pour le monde sécularisé, si nous considérons, et cela est un paradigme de l’Orthodoxie, que la liturgie est un moyen de mission pour l’Église. Comment toucher et transformer nos concitoyens sécularisés et athées, ou du moins marqués par une certaine indifférence religieuse, aujourd’hui ? Néanmoins, il nous semble encore plus important d’examiner le processus de sécularisation au sein même de nos communautés, parmi nos fidèles qui vivent et qui subissent ce processus dans leur vie quotidienne dans la société contemporaine. C’est pourquoi nous nous limiterons dans cet article à la question de la célébration liturgique dans un monde sécularisé.


Une hérésie liturgique

Cette question n’est pas nouvelle. Il y a près de quarante ans, dans une conférence donnée en 1971 et intitulée « Le culte divin à l’âge de la sécularisation » et reprise dans son recueil Pour la vie du monde[1], le Père Alexandre Schmemann évoquait déjà, peut-être de façon prophétique, le problème qui nous préoccupe aujourd’hui, à savoir, celui du sécularisme qu’il définissait alors comme « avant tout une négation du culte », et non pas comme une négation de l’existence de Dieu. Pour lui, il convient de distinguer le sécularisme de l’athéisme, car on peut être sécularisé tout en croyant à l’existence de Dieu. À cela, il ajoutait que si le sécularisme est une hérésie, elle est avant tout une hérésie sur l’homme qui consiste à nier l’homme en tant qu’homo adorans, en tant qu’être qui rend un culte à Dieu[2]. Ainsi, le sécularisme apparaissait à ses yeux comme une hérésie liturgique.

En effet, selon saint Jean Damascène, la vocation première de l’homme était la même que celle des anges, à savoir louer sans cesse Dieu. Dans son Exposé de la foi orthodoxe, Damascène affirme : « Dieu désirait que nous fussions exempts de passions (…) et que de plus, sans inquiétude, nous eussions pour seule activité celle des anges : chanter sans interruption le créateur, nous adonner à le contempler et nous décharger sur lui de notre propre inquiétude »[3]. Cela explique pourquoi les toutes premières liturgies chrétiennes furent modelées sur la liturgie céleste et qu’ainsi la liturgie des hommes représentait sur terre la liturgie des anges aux cieux. Mais la vocation de l’homme en tant qu’homo adorans ne se limite pas à rendre un culte à Dieu en se focalisant sur Dieu isolément du monde. Comme ne l’a cessé de le souligner la tradition patristique, l’homme en tant que trait d’union entre le créateur et la création, a pour vocation d’exprimer l’action de grâce pour l’ensemble du monde créé. Ailleurs, Damascène ajoute : « Dieu a créé l’homme… comme un deuxième monde, petit monde dans le grand, un autre ange, un adorateur mixte, un contemplateur de la création visible, un initié à la création pensante, un roi des êtres terrestres, mais un roi gouverné d’en haut, terrestre et céleste, temporaire et immortel, visible et intellectif, intermédiaire entre la grandeur et la petitesse, à la fois esprit et chair… »[4] Voici sans aucun doute la raison pour laquelle les plus anciennes anaphores eucharistiques ne se limitent pas à une anamnèse de l’acte créateur et de l’économie du salut, mais contiennent également une louange et une action de grâce pour la création matérielle, pour l’environnement naturel.

Qu’en est-il aujourd’hui, quarante ans après les considérations du père Alexandre Schmemann ? On observe toujours, sinon plus, un déclin drastique de la fréquentation des lieux de culte religieux et des vocations sacerdotales et monastiques dans toutes les confessions chrétiennes, à quelques exceptions près. Dans son livre À la rencontre du mystère, le patriarche œcuménique Bartholomée définit lui aussi le sécularisme comme une hérésie liturgique ou sacramentale :

« Par sécularisation, j’entends la marginalisation de la religion à travers une compartimentation dangereuse de la vision religieuse du monde. Finalement, c’est l’abandon d’une vision sacramentelle de la vie du monde, une perte du sens du mystère. La sécularisation est une hérésie qui isole l’humanité de Dieu et du monde. Elle ignore la vocation originelle de la personne humaine en tant qu’être eucharistique et ascétique. Car (…) le but original et ultime de la vie humaine est de rendre un culte et de glorifier Dieu tout en partageant en même temps le don du monde avec l’humanité tout entière. La sécularisation peut signifier l’érosion et la déformation de notre propre compréhension du monde comme sacrement. Une société sécularisée pourra certes accepter nominalement l’idée de l’existence de Dieu tout en rejetant catégoriquement la nature sacramentelle du monde et de la personne humaine »[5].

La vision liturgique et sacramentelle du monde

Ainsi, la question de comment célébrer et vivre la liturgie dans un monde sécularisé est contradictoire puisque nous pourrions la traduire comme le problème de la célébration liturgique dans un monde qui rejette la liturgie, ou plus exactement, qui nie la fonction de l’homme de rendre un culte à Dieu en communion avec toute la création. De ce fait, le sécularisme nie la vocation de l’homme comme « prêtre de la création ».

Pour répondre à cette question, Schmemann suggérait d’abord d’envisager la liturgie non seulement de la perspective de l’homme et Dieu, mais aussi dans celle de l’homme et le monde, et d’examiner la sécularisation comme négation du culte, et par conséquent, comme un rejet de la sacramentalité de l’homme et du monde, qui considère ces derniers comme incapables de communication réelle avec Dieu, de transformation et de transfiguration réelles[6]. Par conséquent, à ces yeux, il serait non seulement erroné, mais même tout à fait inacceptable de faire coexister d’un côté les rites liturgiques du dimanche et des jours de fêtes d’un côté, et un mode de vie complètement sécularisé les autres jours de la semaine, car cela conduirait inévitablement, selon lui, à la mort de la liturgie[7]. Au contraire, ce que nous vivons et célébrons dans la liturgie doit imprégner et rythmer notre vie quotidienne dans le monde sécularisé.

Schmemann estimait alors que l’homme moderne n’a pas besoin « d’un culte nouveau, qui serait en quelque sorte mieux adapté à notre nouveau monde sécularisé », mais qu’il a besoin « de redécouvrir le véritable sens et la véritable puissance du culte, c’est-à-dire ses dimensions et son contenu cosmiques, ecclésiologiques et eschatologiques », ce qui exige pou lui un vaste nettoyage, beaucoup d’étude, d’enseignement et d’effort[8].

Le patriarche Bartholomée rejoint sur ce point la pensée du Père Alexandre Schmemann, et sa vision écologique se fonde précisément sur cette appréciation cosmique de la liturgie et cette vision sacramentelle du monde :

« Si la Terre est sacrée, alors notre relation avec l’environnement naturel est mystique ou sacramentale. Cela veut dire qu’il contient la semence et la trace de Dieu. De bien des façons, le « péché d’Adam » est précisément son refus de recevoir le monde comme don de rencontre et de communion avec Dieu et le reste de la création »[9].

Pour cette raison, célébrer et vivre la liturgie dans un monde sécularisé implique la redécouverte de ce lien intime entre Dieu, l’homme et le monde et de cette vocation de l’homme d’être le prêtre de la création. Malheureusement, trop souvent l’homme contemporain sécularisé à une approche consumériste de la liturgie. Il vient à l’église lorsqu’il a une certaine nécessité : pour un baptême, un mariage, des funérailles, ou lorsqu’il éprouve le besoin d’un soutien pastoral ou spirituel. Dans une telle approche, la liturgie de l’Église devrait alors répondre à des besoins comme dans l’économie de marché en suivant les modes et les styles de vie. Mais tel n’est pas la réalité sacramentelle de la vie ecclésiale.

Comme le souligne admirablement le patriarche Bartholomée dans son livre, les sacrements de l’Église ne répondent pas simplement à des « besoins » individuels et ne devrait pas être considérés comme des cérémonies particulières, car elles ne relèvent pas seulement de la relation de l’homme et Dieu, mais impliquent également une dimension cosmique. Ainsi, le patriarche parle du baptême non seulement comme d’une initiation personnelle dans une communauté, mais aussi comme de la recréation de l’humanité et du monde à la lumière du Christ ; de la chrismation comme bien plus qu’une confirmation de notre invitation personnelle à discerner le Christ, mais comme d’un appel à reconnaître la face de Dieu sur la face de chaque personne ainsi que sur la face du monde naturel ; de l’eucharistie non pas comme d’une une récompense spirituelle pour une discipline rigoureuse, mais comme d’un mode de vie œuvrant pour une société juste, où la nourriture de base et l’eau sont en abondance pour tous et où chacun a suffisamment de quoi vivre ; de la confession non pas seulement comme d’une simple occasion d’exprimer ses remords, de dissiper sa culpabilité et de garantir le pardon, mais comme d’une occasion de donner, de partager et pour de se réconcilier en portant notre attention sur les autres et sur la création de Dieu et non pas seulement sur nous-mêmes et sur nos possessions ; du mariage non pas seulement comme d’un contrat social et l’union de deux personnes, mais comme l’expression d’une profonde unité qui existe entre le Créateur et la création, entre Dieu et l’humanité, entre le corps et l’âme, la matière et l’esprit, le temps et l’éternité, le ciel et la terre ; de l’onction des malades non pas seulement comme ce qui procure la guérison physique, mais aussi la guérison qui soude la brisure entre le corps et l’âme, raccommodant les parties brisées du cœur et de la terre, tout en réconciliant les cieux avec l’entière création de Dieu ; et enfin, de l’ordination non pas comme une simple déclaration des droits exclusifs accordés aux prêtres et aux évêques, mais comme une expression nouvelle et une vitalité renouvelée où chacun est « ordonné » pour le Royaume de Dieu, sachant qu’aucun lieu n’est profane dans ce monde et qu’il faut discerner la présence de Dieu en tous et en tout[10].

Par conséquent, l’expérience vécue par nos célébrations liturgiques devrait nous donner une vision liturgique du monde, de la création, qui serait l’antidote à la vision du sécularisme. Le patriarche Bartholomée y puise sa réponse à la crise écologique mondiale qui lui permet d’affirmer l’ethos eucharistique du Chrétien vivant dans le monde :

« La notion de création en tant que don définit notre compréhension liturgique orthodoxe de la question environnementale de manière claire et concise tout en déterminant la réponse que l’homme doit donner à ce don à travers une utilisation responsable et adéquate du monde créé. Chaque croyant est appelé à célébrer la vie d’une manière qui reflète les paroles de la Divine Liturgie : ‘Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous te l’offrons, en tout et pour tout’ »[11].

Cette vision liturgique du monde permet donc de proclamer, contrairement au sécularisme, un monde abondamment imprégné de Dieu et un Dieu toujours actif dans ce monde. Ainsi, selon le patriarche Bartholomée, notre soit disant « péché originel » n’est pas une transgression légale d’un commandement religieux, mais plutôt notre refus obstiné en tant qu’êtres humains de percevoir le monde tel un don de rencontre et de réconciliation avec notre planète ou de considérer le monde comme le mystère de communion avec le reste de l’humanité[12].

Dans la cause environnementale dont il a fait l’un des principaux axes de son pontificat, le patriarche Bartholomée nous invite à adopter un esprit eucharistique qui s’acquiert à travers une compréhension profonde de la liturgie qui nous rappelle constamment que le monde créé n’est pas notre possession privée, mais au contraire un don de Dieu que nous devons accepter avec gratitude et action de grâce. La liturgie de l’Église orthodoxe souligne constamment cette vision sacramentelle du monde. Pour le patriarche, l’abandon d’une vision liturgique et sacramentelle du monde qui produit le sécularisme, et de ce fait, qui est à l’origine de la crise environnementale :

« Si ce monde est un mystère sacré, alors il est préservé de toute tentative de domination par les hommes. En effet, l’exploitation ou le contrôle abusifs des ressources du monde seront davantage identifiés au ‘péché originel’ d’Adam qu’au don merveilleux de Dieu. Ils sont le résultat de l’égoïsme et de l’avidité qui provient d’une aliénation de Dieu et d’un abandon d’une vision sacramentelle du monde. Le péché a séparé le sacré du séculier, rejetant ce dernier dans le domaine du mal et le livrant en proie à l’exploitation »[13].

Mais la liturgie n’offre pas seulement une vision sacramentelle du monde, mais elle nous entraîne aussi dans l’ascèse. En célébrant et vivant la liturgie de l’Église orthodoxe, le cycle des saisons n’est pas seulement marqué par une série de fêtes et de festivités, mais aussi par des périodes de jeûne et d’abstinence qui nous encourage à développer un esprit ascétique. Cet esprit ascétique est aussi une chose importante sur laquelle le patriarche Bartholomée fonde sa vision écologique du monde :

« L’ethos ascétique est l’intention et l’effort discipliné de protéger le don de la création et de préserver la nature intacte. C’est la lutte pour la modération et la maîtrise de soi, lorsque nous ne consommons plus obstinément n’importe quel fruit, mais manifestons plutôt un sens de frugalité et d’abstinence de certains fruits. La protection et la modération sont toutes deux des expressions d’amour pour l’humanité tout entière et pour l’ensemble de la création naturelle. Seul un tel amour peut protéger le monde d’un gaspillage inutile et d’une destruction inévitable »[14].

Célébrer et vivre la liturgie signifie que notre vie devient rythmée par la liturgie, par le Rythme de ses fêtes et de ses saisons, par le rythme des différents moments sacramentaux de notre vie. Cette expérience que nous acquérons à travers la célébration de la liturgie devrait développer en nous une autre vision du monde que celle que veut nous imposer le monde sécularisé qui lui, au contraire, veut nous inciter au consumérisme, à l’exploitation, au gaspillage, à l’hédonisme et à la convoitise. Au contraire, la vision du monde que nous offre la liturgie nous invite à la modération, au partage, au respect, à l’action de grâce et à la communion.

Une approche mystagogique de la liturgie

Retrouver une vision liturgique et sacramentelle du monde nécessite, selon Schmemann, un vaste nettoyage dans notre liturgie, beaucoup d’étude, d’enseignement et d’effort. Toutefois, dans sa conférence en 1971, il mettait en garde son auditoire de ne pas accepter le sécularisme pour ne pas tomber dans l’impasse de nombreux réformateurs de la liturgie de devoir « inventer un culte qui soit plus acceptable pour l’homme moderne, eu égard à sa conception sécularisée du monde, et qui ‘corresponde’ mieux à celle-ci ». Autrement dit, en voulant réformer la liturgie face à la sécularisation du monde, il y a toujours le danger de séculariser la liturgie. Schmemann estimait une catastrophe de vouloir adapter la liturgie à l’esprit du monde. Pour lui, une telle quête serait « une impasse sans espoir, pour ne pas dire une pure absurdité »[15].

Reconnaissant que le mouvement liturgique dans l’Église catholique romaine fut un  événement capital qui révéla à la fois la nécessité et la possibilité d’une « théologie liturgique », Schmemann regrettait cependant à la fin de sa vie, en 1982, que le mouvement liturgique ne fut pas suivi, après la réforme liturgique de Vatican II, par une prise de conscience théologique, ce qui entraîna selon lui « une immense confusion, une véritable crise liturgique »[16].

L’homme, pour Schmemann, est profondément un « être rendant un culte à Dieu », et c’est pourquoi, même s’il est sécularisé, il éprouve profondément en lui une nostalgie des rites et des rituels[17]. Or, le langage de la liturgie est précisément « symbolique » dans le sens fort du terme, c’est-à-dire qu’il met en lien, en relation, l’homme, le monde et Dieu. Schmemman avait déjà remarqué, il y a près de quarante ans, que « le partisan du sécularisme est très friand aujourd’hui de mots tels que ‘symbolisme’, ‘sacrement’, ‘transformation’, ‘célébration’ et de tout l’arsenal de la terminologie cultuelle » et avait pointé du doigt que ce que celui-ci « ne comprend pas, cependant, c’est que l’usage qu’il en fait révèle en fait la mort des symboles et la décomposition du sacrement »[18].

Or, au 20e siècle, dans l’euphorie du mouvement liturgique de l’Église catholique romaine, on a voulu tout traduire, tout expliquer, pensant résoudre ainsi la crise que vivait l’Église. Tel a aussi été le cas de l’Église orthodoxe dans la diaspora, où suivant l’enthousiasme du père Alexandre Schmemann pour le mouvement liturgique de l’Église catholique romaine, on a non seulement traduit la liturgie dans les langues occidentales, mais aussi insisté sur le fait que la liturgie devait être comprise par les fidèles. Tel est encore une question actuelle pour l’Église orthodoxe aujourd’hui, où dans des pays tels que la Grèce ou la Russie on discute encore aujourd’hui s’il faut traduire les textes liturgiques dans les langues modernes (le grec ou le russe) en remplacement des langues anciennes (le grec ancien ou le slavon), question qui donne lieu à de nombreux débats.

Certes, la liturgie est faite pour être comprise, ce qui implique l’utilisation d’une langue compréhensible, cela va de soi. Si tel n’était pas le cas, les saints apôtres des Slaves, Cyrille et de Méthode ne se seraient pas donnés autant de mal au IXe siècle pour traduire la liturgie byzantine en langue slavone, et alors les peuples slaves célèbreraient aujourd’hui l’office liturgique en grec ancien... Cependant, comme le disait le maître de Schmemann, le père Cyprien Kern, la question de la langue liturgique ne résout pas tous les problèmes : « Hélas, disait-il, les offices, avec toute la richesse de leur hymnographie, s’avèrent souvent incompréhensibles pour l’homme moderne. Cette incompréhension est parfois liée à l’usage d’une langue liturgique ancienne, tel le slavon ou le grec ancien, maintenant inconnus de la majorité des fidèles »[19]. Mais la difficulté provient également d’un manque de culture, ou plutôt, du fait que nous vivons dans une autre culture :

« Habitués au réalisme […], nous ne comprenons plus la beauté véritable des figures non-terrestres de nos icônes et des révélations divines provenant d’un autre monde ; éduqués dans la poésie contemporaine de la décadence, nous ne comprenons plus la poésie ecclésiastique ni la profondeur de son sens. Nous ne pouvons même plus comprendre le sens vital, réel, de nos offices divins. Nous ne comprenons plus le contenu interne très riche de notre théologie liturgique. L’office a cessé d’être pour nous une source de connaissance de Dieu. Revenus à l’église, nous ne comprenons pas ce qui y est chanté. Il faut donc l’expliquer, en faire un commentaire »[20].

Autrement dit, tout est une question non pas de langue mais de langage. Il ne signifie pas de comprendre la langue de la liturgie pour la comprendre. On peut comprendre la langue de la liturgie, mais ne pas saisir son sens. Or, la liturgie emploie un langage symbolique, et parfois, par manque de culture, le sens de ce langage symbolique demeure incompréhensible malgré la langue moderne ou la langue vernaculaire utilisée. D’où, selon Cyprien Kern et à sa suite Alexandre Schmemann, la nécessité de faire un commentaire de la liturgie, de l’expliquer.

S’il est absolument nécessaire d’expliquer et de commenter la liturgie pour l’homme contemporain afin qu’il puisse mieux la comprendre, et de ce fait, mieux vivre la célébration liturgique, il serait réducteur de réduire la liturgie à son simple commentaire. Dans la seconde moitié du XXe siècle, tant dans le Catholicisme romain que dans l’Orthodoxie de la diaspora, on a parfois abusé de l’aspect didactique de la liturgie et exagéré son commentaire en voulant absolument tout comprendre, ou prétendre tout comprendre.

Mais la liturgie est une action (une « urgie ») et non pas un cours ou un discours (« logos »). C’est pourquoi, même vouloir tout expliquer dans la liturgie ne résout pas le problème de sa compréhension. En effet, l’explication de la liturgie ne suffit pas, et peut même parfois devenir une maladie de la liturgie. A ce propos, un théologien catholique, F. Marty, a publié un article en 1981 où il posait la question provocatrice de savoir si la liturgie est faite pour être comprise[21]. Bien évidemment, il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour que la  liturgie demeure pour nous incompréhensible. Marty entendait par là que la liturgie n’est pas faite pour s’adresser exclusivement à l’intellect de l’homme et par conséquent, soulignait que le principe qui la régit n’est pas de dire ce que l’on fait, mais de faire ce que l’on dit. En d’autres termes, de célébrer le mystère du salut. La liturgie est toujours intelligente, intelligible, mais n’est jamais purement intellectuelle.

Celle-ci utilise un langage symbolique qui vise à établir la communication et une relation nouvelle entre l’homme, le monde et Dieu. Son langage est beaucoup plus vaste que le langage verbal qui en est à la base. Ce langage symbolique est destiné à travers le rituel à l’homme tout entier, et non pas seulement à son intellect. Il s’adresse à son cœur, à sa mémoire, à son corps. À son cœur, en lui suggérant le repentir. À sa mémoire, en lui évoquant tout le mystère du salut à travers l’architecture, l’iconographie et l’hymnographie. Il s’adresse au corps en l’impliquant dans la liturgie par différents gestes, actions et postures. Tous les sens corporels sont invités à participer dans la liturgie : l’odorat ne serait-ce qu’en respirant le parfum de l’encens ; l’ouïe par l’écoute du chant liturgique ; la vue par la contemplation de la beauté des icônes et des fresques ; le goût en recevant la communion, l’antidoron, le pain béni de l’artoclasie ou en buvant l’eau bénite ; le toucher ne serait-ce qu’en vénérant les icônes…

Il nous paraît donc très important de soigner tous ces éléments de la liturgie : l’architecture, l’iconographie, le chant, la gestuelle et tout l’aspect extérieur de la ritualité, car au cœur de ce langage symbolique des sacrements de l’Église se trouve la Parole de Dieu – non pas réduite à sa forme textuelle du message biblique, mais l’Un de la Sainte Trinité, le Logos incarné qui advient à tout moment palpable sous la formes des rites, comme le souligne sans cesse dans son commentaire liturgique le théologien byzantin Syméon de Thessalonique au 15e siècle. Ce dernier voit par exemple dans l’entrée que fait le prêtre lors des grandes vêpres un symbole de l’incarnation du Verbe, dans la triple immersion baptismale une figure de l’ensevelissement de trois jours du Christ et de sa résurrection, et perçoit d’une manière générale le sacerdoce des prêtres comme perpétuant le mystère de l’économie divine réalisée une fois pour toute par Jésus-Christ.

Dans le seconde moitié du XXe siècle, en voulant trop insister sur la compréhension et le sens de la liturgie, on a souvent dévalorisé, voire même méprisé le langage symbolique des rites ou la ritualité en général. Mais le langage symbolique de la liturgie ne saurait aucunement être réduit à un symbolisme superficiel. Le symbole de la liturgie a un sens fort. Il unit deux réalités, l’une visible et l’autre invisible, qui sont toutes deux tout autant présentes et efficaces. Le symbolisme ne se limite pas à l’anamnèse par une mise en scène, par une représentation théâtrale d’événements du passé, mais implique une actualisation, une re-présentation d’une réalité qui est présente et agissante aujourd’hui, maintenant. C’est grâce à ce langage symbolique que la liturgie arrive à réunir le passé de l’histoire du salut, le maintenant de l’action liturgique et l’avenir de l’eschaton.

A titre d’exemple, nous pouvons revenir sur le rite central du baptême qui est  la triple immersion, figure de l’ensevelissement de trois jours et de la résurrection du Christ, et par conséquent, symbole de notre propre mort et résurrection avec le Christ. Il s’agit là d’un symbole, comme l’expliquait très bien Cyrille de Jérusalem dans ses catéchèses mystagogiques :

« O chose étrange et paradoxale ! Nous ne sommes pas vraiment morts, nous n’avons pas été vraiment ensevelis, nous n’avons pas été vraiment crucifiés et ressuscités ; mais si l’imitation n’est qu’une image, le salut, lui, est une réalité. Le Christ a été réellement crucifié, réellement enseveli, et véritablement il est ressuscité, et toute cette grâce nous est donnée afin que, participant à ses souffrances en les imitant, nous gagnions en réalité le salut »[22].

Autrement dit, parler à la suite de Paul de mort et de résurrection avec le Christ dans le baptême figurées par la triple immersion relève du langage symbolique, puisque dans la réalité visible, personne ne meurt vraiment, et de ce fait, personne ne se relève de la mort véritablement. Toutefois, cette mort et résurrection n’est pas pour le moins une réalité spirituelle, et c’est pourquoi nous pouvons parler de l’efficacité des rites puisqu’ils nous procurent réellement et véritablement le salut. Nous devons, par la catéchèse et la prédication expliquer la liturgie, mais il ne suffit pas d’expliquer et de comprendre les rites pour vivre pleinement la liturgie. De plus, puisque la ritualité liturgique et sacramentelle a une efficacité, il ne convient pas de casser ou de briser les rites selon des critères personnels et subjectifs, ni même d’innover dans ce domaine.

Comme le rappelle Syméon de Thessalonique tout au long de son commentaire de la liturgie et des sacrements, le langage symbolique de la liturgie « re-présente » le mystère du salut, c’est-à-dire qu’il le rend présent. Cette représentation liturgique, tout comme la représentation iconographique, est sobre : elle montre sans tout montrer, elle exprime le dit et le non-dit, elle montre le visible et l’invisible, elle exprime ce qui est exprimé et ce qui est tu, elle fait vivre ce qui est réalisé (mémorial) et ce qui n’est pas encore (eschatologie). Le langage symbolique met constamment en relation le monde, l’homme et Dieu, tout en les mettant à distance : il « représente » ce qui est à différent, ce qui est à distance, c’est-à-dire qu’il le rend présent, mais respecte à la fois sa distance et son altérité.

La forme rituelle du langage symbolique de la liturgie fait toujours advenir le Verbe de Dieu par l’action du Saint-Esprit dans l’action sacramentelle de l’Église. Par exemple, dans la petite entrée de la divine liturgie, le prêtre sort en portant dans ses mains l’Évangéliaire. Cette procession n’est pas qu’un rite faisant porter au prêtre un livre dont nous nous apprêtons à faire la lecture, mais signifie la venue dans l’assemblée du Verbe de Dieu lui-même, présent et actif parmi nous aujourd’hui. Mais un des dangers ici est la routine qui peut s’instaurer dans la célébration liturgique et nous faire oublier cette réalité, voire même la remplacer par une compréhension magique des rites.

Vivant dans un monde sécularisé, beaucoup de fidèles ont, comme nous l’avons déjà dit, une approche consumériste de la liturgie et plus particulièrement des sacrements. Ils y perçoivent souvent quelque chose comme relevant de la magie. Cela s’exprime d’une manière flagrante dans certains milieux orthodoxes où certains, par exemple, recherchent davantage des exorcismes comme antidote à leurs problèmes personnels au lieu de chercher à transformer leur vie sécularisée en une vie en Christ, fondée sur le repentir et la communion fréquente… D’autres encore feront appel à l’Église pour un baptême ou un mariage, car ces rites représentent pour eux davantage des rites qui relève des us et des coutumes, plutôt qu’exprimant une réalité spirituelle. C’est pourquoi les Chrétiens sécularisés ont besoin de renouer avec une approche mystagogique de la liturgie.

Par mystagogie, nous entendons une explication ou une initiation aux mystères qui sont célébrés et vécus à travers la liturgique. La vie liturgique est mystique, puisque, comme nous venons de le dire, elle unit la réalité matérielle visible à la réalité spirituelle invisible. Mais la célébration liturgique des différents mystères nous ramène toujours à l’unique mystère : le mystère du Christ, le mystère de l’économie divine. C’est pourquoi la mystagogie doit nous initier, c’est-à-dire nous faire entrer, dans le mystère du salut pour nous y faire mieux participer.

Il est donc important de renouer avec une approche mystagogique de la liturgie à l’exemple des Pères de l’Église qui non seulement expliquait le sens des rites, mais soulignait leur action et leur efficacité. Ceci implique également de soigner la manière dont on exécute les rites, afin qu’ils expriment vraiment ce en quoi nous croyons et qu’ainsi l’action liturgique devienne véritablement la célébration du mystère du salut. Pour résumer, il convient de faire ce que l’on dit, et non pas de dire ce que l’on fait. Il ne suffit pas de comprendre ce que l’on fait, mais encore faut-il vivre ce que l’on célèbre. Il ne suffit pas de déchiffrer les rites, d’apprendre à les lire, mais encore faut-il y adhérer pour y participer. Je pense par exemple que la célébration liturgique de la nuit pascale, qui commence dans l’Église orthodoxe dans l’obscurité par l’allumage des cierges ne demande guère de très longues explication. Elle parle d’elle même, à condition que l’on veille à la célébrer avec soin et à souligner, à travers la prédication ou la catéchèse, que le Christ est « la Lumière véritable qui éclaire tout homme en venant dans le monde » (Jn 1, 9), comme il est dit dans le Prologue de Jean, lu à la divine liturgie pascale. Certes, la liturgie est l’expression de notre foi, mais elle est aussi une épiphanie, une manifestation du Royaume de Dieu. D’où l’importance des belles célébrations qui touchent la totalité de l’homme – corps, âme et esprit et où le fidèle n’est pas simplement un spectateur ou un auditeur, mais où il devient réellement participant et communiant du mystère du salut.

Vivre et célébrer la réalité eschatologique de la liturgie

Ce que nous venons de dire n’est pas une utopie irréalisable, comme peut le confirmer le témoignage des légats du prince Vladimir de Kiev revenus d’une célébration liturgique à Sainte-Sophie de Constantinople. Ceux-ci, en participant à la liturgie de la Grande Église du Christ, ne savaient plus s’ils étaient sur la terre ou au ciel.

Même si nous célébrons la liturgie ici-bas sur terre dans un monde sécularisé, nous sommes déjà transportés ailleurs par la célébration liturgique : vers le Royaume des Cieux. Par la célébration liturgique, nous sommes tous invités, comme nous le chantons dans le Chérubikon de la Divine Liturgie, à « déposer dès maintenant tout soucis de ce monde… afin de recevoir le Roi de toutes choses, escorté par les ordres angéliques… » Cela signifie que la liturgie que nous célébrons ne se limite pas seulement aux quelques membres présents dans notre lieu de culte, aussi nombreux soient-ils, mais qu’elle englobe une assemblée beaucoup plus grande, incluant le monde angélique de même que les saints et les croyants de tous les siècles, unissant ainsi la terre avec le ciel et le temps avec l’éternité.

Dans la préface qu’il a bien voulu écrire pour mon manuel de liturgie byzantine[23], le père Macaire de Simonos-Petra nous rappelle les dernières paroles du dernier livre de la Bible, l’Apocalypse : « Puis je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle, et la Cité sainte: Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu, et j’entendis alors une voix clamer: ‘Voici la demeure de Dieu avec les hommes’ » (Ap 21,1-3). Pour lui, cette vision de saint Jean le Théologie clôt le livre des révélations divines, mais elle ouvre aussi sur la vie liturgique de l’Église, sur la beauté de ses offices et cérémonies sacramentelles, de son architecture, de ses fresques et de ses icônes, sur le parfum de l’encens, sur l’éclairage de ses luminaires, sur l’harmonie de ses chants, sur le mouvement des processions, des signes de croix et des prosternations. Tout cela forme un ensemble qui manifeste la venue du Royaume des cieux parmi les hommes.

Toutefois, une telle perception de la liturgie ne signifie pas que nous fuyons la réalité de ce monde, qu’elle soit sombre ou lumineuse. La liturgie n’est pas une sorte « d’opium du peuple » qui nous ferait oublier les divers problèmes de la société, et parmi ceux-ci, celui du sécularisme. La liturgie est une épiphanie du Royaume à venir, comme l’a répété sans cesse le père Alexandre Schmemann dans son œuvre. Chaque célébration sacramentelle nous fait anticiper dès ici-bas le Royaume céleste et nous procure pour ainsi dire une sorte de « nostalgie eschatologique ». Car le Christ que nos célébrations commémorent n’est pas seulement le Verbe qui s’est fait chair et qui a habité parmi nous (Jn 1,14), mais aussi le Christ qui vient et dont nous attendons le retour (Ap 22,20) – les deux étant un seul et même Christ, qui siège à la droite du Père dans son Royaume.

Cette réalité eschatologique vécue à travers la liturgie nous ouvre une perspective sur le monde qui le comprend comme destiné à participer à la transformation finale accordée par Dieu à la fin des temps, ce qui signifie qu’il ne sera pas détruit, mais qu’il sera libéré de la corruption, purifié, transfiguré et glorifié. Celle-ci s’oppose à la vision séculariste du monde qui ne peut le percevoir autrement que voué à la destruction, puisque créé pour lui-même et pour servir les besoins de l’homme et non destiné à la béatitude éternelle.

Vivre et célébrer convenablement la liturgie dans un monde sécularisé implique que nous le transformons, le transfigurons, et plus exactement, que nous y demeurons tout en n’y étant plus, étant entrés avec tous les saints de tous les temps dans ce mouvement liturgique qui unit la terre au Ciel et qui nous fait goûter dès à présent à l’expérience de la gloire de Dieu. Les Chrétiens qui vivent véritablement en ce monde de manière liturgique, qu’ils soient clercs, moines ou laïcs, ceux pour qui la liturgie est devenue un mode d’existence et la vie même, s’identifiant à l’Église, aux fêtes et aux saints dont fait mémoire la liturgie, et de ce fait le Royaume des cieux n’est plus pour eux une espérance, mais une réalité vécue quotidiennement.

Conclusion

Le moment est maintenant venu de conclure, et nous ne prétendons aucunement avoir donné toutes les réponses à la question de comment célébrer et vivre la liturgie dans un monde sécularisé. Nous ne prétendons pas non plus avoir entraîné par nos propos un nouveau mouvement liturgique qui remplirait du jour au lendemain nos lieux de cultes, ce qui prouve peut-être une fois de plus que la liturgie demande à être vécue par l’homme dans tout son être, et non pas à faire l’objet de discours intellectuels.

Néanmoins, il nous semble nécessaire de rappeler plusieurs points qui nous ont paru importants. Nous avons envisagé d’emblée le sécularisme comme une négation du culte, comme l’abandon d’une vision sacramentelle de la vie du monde, et par conséquent, comme une hérésie liturgique. Pris sous un tel angle, le sécularisme s’oppose à la liturgie qui elle nous procure une vision sacramentelle du monde. Par conséquent, l’Église doit s’efforcer de transformer le Chrétien sécularisé qui lui a une approche consumériste de la liturgie en venant à l’église que lorsqu’il éprouve une certaine nécessité d’ordre pastoral ou spirituel. Mais comment faire ?

Tout d’abord, en mettant en relief la vision sacramentelle du monde que nous procure la liturgie : une vision qui nous invite à la modération, au partage, au respect, à l’action de grâce et à la communion entre Dieu, l’homme et le monde. Pour cette raison, il serait une catastrophe, comme nous l’avons dit, de vouloir adapter la liturgie à l’esprit du sécularisme qui lui considère le monde sous l’angle de l’hédonisme et de la convoitise conduisant au consumérisme, à l’exploitation et au gaspillage. Cette vision des choses nous fait comprendre que rien n’est coupé de Dieu, que rien n’est profane, mais que tout est sacré et voué à être imprégné de Dieu.

Par ailleurs, puisque le sécularisme implique la mort des symboles et la décomposition du sacrement, il ne suffit pas pour l’Église de traduire les textes liturgiques et de les expliquer à ses fidèles victimes du processus de sécularisation dont ils ne peuvent échapper. Il faut aussi renouer avec le langage symbolique de la ritualité liturgique qui a un sens fort, puisqu’il unit deux réalités, l’une visible et l’autre invisible, toutes deux tout aussi présentes qu’efficaces. Cette nécessité d’une approche mystagogique ne doit pas se limiter au discours catéchétique ou homilétique, mais doit s’exprimer à travers la célébration même de la liturgie vécue par les fidèles. Il ne suffit pas « dire ce que l’on fait », mais il faut surtout « faire ce que l’on dit ». Le langage symbolique des rites liturgiques célèbre le mystère du salut et vise à établir la communication et une relation nouvelle entre l’homme, le monde et Dieu. Ce langage est beaucoup plus vaste que le langage verbal qui en est à la base, puisqu’il s’adresse à l’homme tout entier, et non pas seulement à son intellect. C’est pour cette raison qu’il nous a paru très important de soigner non seulement la catéchèse et la prédication, mais aussi tous les autres aspects de la liturgie : l’architecture, l’iconographie, le chant, la gestuelle et tout l’aspect extérieur de la ritualité. Tous ces éléments parlent eux-mêmes de Dieu et du mystère du salut à leur manière, car au cœur de ce langage symbolique rituel se trouve le Verbe de Dieu incarné qui demeure actif dans l’Église dans la liturgie.

Enfin, puisque la liturgie n’est pas seulement l’expression de la foi, mais aussi la manifestation du Royaume de Dieu, il nous paraît aussi nécessaire d’insister sur la réalité eschatologique vécue à travers la liturgie qui nous ouvre une autre perspective sur le monde. Celui-ci est alors perçu comme appelé à être libéré de la corruption, purifié, transfiguré et glorifié. Cette vision s’oppose à une vision séculariste du monde qui ne peut le percevoir autrement que créé pour lui-même et pour servir les besoins de l’homme en étant exploité par l’homme, et par conséquent, voué à la destruction et non pas destiné à la béatitude éternelle. L’Église doit inviter ses fidèles d’aujourd’hui à vivre en ce monde de manière liturgique et qu’ainsi, la liturgie devienne leur mode d’existence. Alors, le Royaume des cieux ne sera plus pour eux une espérance, mais une réalité vécue au quotidien.

Mettre en relief toutes ces perspectives qui jaillissent de la célébration liturgique nous permet aussi de considérer la sécularisation non pas seulement d’un point de vue négatif comme étant comme une menace pour l’Église d’aujourd’hui, mais aussi de manière plus positive, comme une opportunité pour la mission de l’Église dans le monde. C’est pourquoi, partant du principe de la liturgie comme moyen de mission de l’Église, il serait aussi intéressant d’examiner la question du sens de la liturgie pour le monde sécularisé. Mais ceci constitue un autre sujet qui mérite lui aussi une longue réflexion.



[1] L’article : « Le culte divin à l’âge de la sécularisation » est d’abord paru en anglais dans : SVTQ 16 (1972), p. 3-16, puis en traduction française de C. Tunmer dans Istina 4 (1973), p. 403-417, reprise dans : A. Schmemann, Pour la vie du monde, Paris : Presses Saint-Serge, 2007, p. 127-146. C’est aux pages de ce dernier recueil que nous nous référons.

[2] Ibid., p. 128.

[3] Jean Damascène, La foi orthodoxe 25, 30-34. SC 535. Paris, 2010, p. 289.

[4] Jean Damascène, La foi orthodoxe 26, 28-35. Ibid., p. 301.

[5] His All-Holiness Ecumenical Patriarch Bartholomew, Encountering the Mystery. Understanding Orthodox Christianity Today, New York : Doubleday, 2008, p. 181.

[6] Ibid., p. 129, 135, 144.

[7] Ibid., p. 138.

[8] Ibid., p. 146.

[9] Patriarch Bartholomew, Encountering the Mystery, p. 92.

[10] Ibid., chap. 5.***

[11] Ibid., p. 98.

[12] Ibid., p. 99.

[13] Ibid., p. 100.***

[14] Ibid., p. 100-103.***

[15] Schmemann, Pour la vie du monde, p. 129.

[16] A. Schmemann, « Théologie liturgique. Remarques méthodologiques », La liturgie : son sens, son esprit, sa méthode (liturgie et théologie). Conférences Saint-Serge. XXVIIIe Semaine d’études liturgiques. (BELS 27). Rome, 1982, p.  298.

[17] Schmemann, Pour la vie du monde, p. 136.

[18] Ibid., p. 136-137.

[19] Kern, Kriny molitvennye. Sbornik statej po liturgiheskomu bogosloviœ, p. 17 [p. 24].

[20] Ibid., p. III-IV [p. 5-6].

[21] F. Marty, « La liturgie est-elle faite pour être comprise ? », Études (1981) ***. Voir également : L.-M. Chauvet, Symbole et sacrement, Paris : Cerf, 1987, particulièrement p. 142-147.

[22] Cyrille de Jérusalem, Catéchèse mystagogique II, 5. SC 126. Paris : Cerf, 1966, p. 115.

[23] J. Getcha. Le Typikon décrypté. Manuel de liturgie byzantine. Paris, 2009, p. ***.